La Convention de l’Unesco de 1972 sur le patrimoine culturel le définit comme un « héritage du passé, dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir ». Avant cette date, le patrimoine a d’abord désigné un héritage à échelons « familial, économiques et juridiques d’une société stable, enracinée dans l’espace et le temps » (Choay, 2007). Cette évolution du patrimoine a donné naissance à la notion de Régime (s), Ainsi donc, on peut se demander en quoi est-ce que le patrimoine culturel est un Régime ou une succession de Régimes. Répondre à cette interrogation nous invite à présenter de manière diachronique l’évolution du patrimoine culturel. En se basant sur les travaux de Gabor Sonkoly (2017) et de Regina F. Bendix et al (2013), nous allons démontrer qu’il existe plusieurs régimes de patrimoine culturel : le premier régime marque la période d’avant 1960, le deuxième régime va de 1960 à 1990 et le troisième régime part des années 90 à nos jours.
Lorsqu’on parle de Régime dans le domaine du patrimoine, il ne faut surtout pas perdre de vue les acteurs qui le pilotent : il s’agit principalement de l’Unesco avec ses ONGs et les États. A ce propos, Regina F. Bendix et al (2013: 401) affirment :
Regime in its international political meaning, refers to a set of implicit or explicit principles, norms, rules, and decisions making procedures that regulate area of international relations (such as International Conventions). It also refers to the international regulatory agencies entitled to manage these international domains agencies which typically lie outside the control of national governments and constrain them.
En d’autres termes, le Régime est lié aux règles, aux conventions, aux procédures etc. On ne saurait parler de Régime, dans le cadre du patrimoine, sans se référer aux organes ou institutions qui implémentent des règles dans ce domaine. Le principal organe est l’Unesco qui, par ses associations, à savoir, International council of museum, (Icom), International Council on Monuments and Sites (Icomos), International Centre for the Study of the Preservation and Restoration of Cultural Property (Iccrom), le Bouclier bleu etc appliquent les politiques des États membres.
1-La Révolution française et la naissance du premier régime
Si l’on admet que le régime est fortement lié à l’évolution du concept de patrimoine culturel, il faut aussi admettre que le premier grand moment renvoie à la période d’avant 1960. Le mot patrimoine, dans son étymologie, renvoie à ce qui est transmis par les ancêtres. Dans ce sens, il est la propriété d’une famille. C’est en France que les préoccupations pour sauvegarder les biens culturels au nom de la communauté vont apparaître pour la première fois. Le premier qui s’intéresse aux biens appartenant au peuple français c’est l’historien Bernard de Montfaucon, en 1729 avec la publication de Les Monuments de la Monarchie française. C’est une première dans la mesure où il s’intéresse aux monuments de la monarchie française. Plus tard, face à la destruction des biens comme les églises et les monuments lors de la Révolution française, un vrai problème se pose : celui de la postérité.
En effet, dans la colère, les biens sont détruits et certains intellectuels s’inquiètent dans la mesure où l’après révolution risque de laisser un vide immense. C’est ainsi que naît la notion de « monument historique », en 1791. Les destructions causées par la révolution soulèvent un autre questionnement : à qui appartiennent les biens détruits ? L’Etat apparaît comme le détenteur et se voit donc obligé de protéger ces biens. Le premier inventaire des biens culturels de l’Etat se fait lors de la Révolution. Un désir de faire comprendre que les biens sont la propriété de tout le monde dérive de la pensée de Victor Hugo qui affirmait en 1832 qu’« il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire, c’est dépasser son droit. ». Si en France les biens sont la propriété de la monarchie, en Angleterre ils sont la propriété de la Couronne.
Protéger un bien ne se limite pas à marteler qu’il appartient à l’Etat tout simplement, il faut des lois pour encadrer sa protection. C’est dans ce sens que le même Victor Hugo en 1832 affirme : « Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. » C’est ainsi que plus tard en 1913, la première loi de protection des monuments voit le jour en France (Heinich, 2009). Dans cette même suite d’actions, la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI), ancêtre directe de l’Unesco, est créée. La toute première charte qui regroupe plusieurs pays et dont le but est la restauration des monuments historiques est adoptée en 1931, la Charte d’Athènes.
1945 marque un tournant majeur dans le monde de la culture. En effet, les deux guerres mondiales ont des conséquences énormes sur plusieurs plans : social, économique, environnemental pour ne citer que ceux-ci. L’ONU voit le jour et l’acte constitutif de l’Unesco est rédigé. Ayant pour mission la promotion de la paix à travers la culture et l’éducation, l’Unesco va dans cette lancée accompagner l’adoption de plusieurs autres conventions. En 1953, le premier traité international sur les biens culturels est adopté : la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Dans la foulée, la question des droits d’auteurs est abordée.
C’est en 1972 que l’expression « patrimoine culturel » est officialisée par la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. C’est l’un des actes majeurs du deuxième régime.
2-L’institutionnalisation du patrimoine avec le deuxième régime
Depuis 1972, les sites, les monuments, les ensembles naturels et culturels vont désormais faire partie d’une liste. La période entre 1960 et 1990 marque un tournant majeur dans le patrimoine. En effet, c’est une phase cruciale de l’institutionnalisation du patrimoine. Cette phase peut être divisée en deux grandes parties : la partie d’avant 1972 et l’après 1972. Durant la première phase, plusieurs négociations vont aboutir à l’adoption de la convention de 1972 et après l’adoption, le guide opérationnel va subir plusieurs modifications. Entre autres caractéristiques qui marquent cette période, nous avons la délimitation ou la définition du patrimoine culturel, la mise sur pied de la liste du patrimoine mondial et la liste indicative, l’adoption des critères de sélection, la circonscription du rôle des gouvernements dans la gestion, la définition de la valeur universelle d’un bien et surtout l’association du patrimoine culturel et naturel.
2-1-Les négociations et polémiques ayant mené à l’adoption de la convention.
Il faut rappeler que dans son acte constitutif, l’Unesco avait déjà prévu en son article 1 la protection du patrimoine culturel d’une importance mondiale. C’est ainsi que dans les années soixante, plusieurs travaux sont effectués par les archéologues et les anthropologues dans le but de recenser les sites d’intérêt mondial. Les choses se précisent entre 1968 et 1972. Des réunions successives et les multiples voyages de négociations aux USA. Car il faut le rappeler, à cette époque les spécialistes du patrimoine ne voulaient pas que la nature fasse partie de la convention. C’est ainsi qu’il y avait deux projets de convention :l’ un pour le patrimoine naturel et l’autre pour le patrimoine culturel. Le premier était celui présenté par l’Unesco et le deuxième par l’Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN). Gérard Bolla sera d’ailleurs l’un des instigateurs qui va permettre la jonction des deux types. Nommé Directeur du Patrimoine culturel à l’Unesco en 1971, il va se dépêcher pour aller négocier avec le gouvernement étasunien. C’est après l’accord de ce dernier que le projet de convention est finalement soumis à l’assemblée générale de l’Unesco. Et, la convention est adoptée en novembre 1972. Cette convention adopte le terme de « World heritage», au détriment de « world heritage trust», proposé par les USA. Elle met l’accent sur la valeur universelle du bien.
2-2-Valeur universelle et critères de sélection
Compte tenu du caractère mondial de la convention, il est plus que nécessaire de préciser les raisons pour lesquelles un site ou un monument sera inscrit sur la liste du patrimoine mondial et l’autre pas. La notion de « valeur universelle » fait polémique, d’autant plus qu’elle trouve ses origines dans la philosophie européenne. Emmanuel Kant estimait que le beau est universel. Alors, on a l’impression que cette convention ne met en exergue que les valeurs européennes. D’ailleurs une étude faite en 2005 et mentionnée par Sophia Labadi (2013) estime que 55% des biens inscrits sont européens. La valeur intrinsèque des sites est mise en exergue alors qu’il fallait plutôt une valeur extrinsèque; d’autant plus que c’est l’Homme selon le contexte qui définit la valeur du bien. C’est d’ailleurs cette raison qui pousse Labadi à proposer le terme d’ « Universalisme réitératif » qui prend en compte simultanément les objectifs universels les plus relatifs. L’une des solutions que propose la Convention pour pallier au caractère universel fut d’établir les critères. C’est ainsi que six critères furent retenus pour le patrimoine culturel et 4 pour le patrimoine naturel. Pour faire partie de la liste indicative et ensuite de la liste du patrimoine mondial, le bien doit au moins remplir un de ces critères. Ces critères ont été établis par un comité créé par la Convention appelé Comité du patrimoine mondial.
2-3-Comité du patrimoine mondial et listes
La convention crée le Comité du patrimoine mondial qui est chargé des procédures liées à la mise en œuvre de la convention, surtout de l’inscription sur les listes : indicative et liste mondiale :
Il est composé de 15 Etats parties à la Convention, élus par les Etats parties à la Convention réunis en assemblée générale au cours de sessions ordinaires de la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. Le nombre des Etats membres du Comité sera porté à 21 à compter de la session ordinaire de la Conférence générale qui suivra l’entrée en vigueur de la présente Convention pour au moins 40 Etats (article 8).
Ainsi donc, le destin des patrimoines des différents pays pour accéder à un niveau mondial repose désormais sur le jugement d’un comité. Néanmoins, il faut préciser que ce comité n’analyse que les sites, les monuments ou les ensembles que les États ont préalablement inscrits sur leurs listes indicatives.
La liste indicative comme son nom l’indique est celle qui porte des biens recensés dans les pays et dont les Etats souhaitent inscrire au patrimoine mondial. Cette liste est soumise au Comité du patrimoine mondial. Elle est ensuite étudiée respectivement par l’ICOMOS pour les biens culturels, par l’UICN pour les biens naturels. L’ICCROM intervient en dernier ressort. Le comité prépare les dossiers d’inscription en décembre et la décision finale est prise en juin.
2-4-Impacts des inscriptions sur le patrimoine
Il faut dire que le patrimoine culturel a subi d’énormes transformations. Des biens ont été sauvegardés grâce à la convention et certains ont été exposés à la face du monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, plusieurs sites inscrits sont très visités. Ces visites ont des impacts négatifs sur certains biens. Car plus il y a de visiteurs, plus le bien est atteint physiquement (Choay, 2007: 12). Toutefois, nous devons nuancer comme le précise Lionel Prigent (2013: 132), «l’inscription n’est ni un facteur nécessaire ni une condition suffisante pour garantir une manne touristique et financière ».
3-Troisième régime et l’avenu de “patrimoine business”
L’histoire du patrimoine culturel est aussi dynamique que la culture. Déjà dans son troisième régime, elle ne cesse de faire des débats. Ainsi, nous pouvons nous demander quels sont les enjeux de ce troisième régime qui peut se situer de 1990 à nos jours. Pour répondre à cette interrogation, nous allons dans un premier temps présenter les enjeux conceptuels et méthodologiques en ce qui concerne le patrimoine culturel (matériel et immatériel) et ensuite, nous reviendrons sur les deux conventions ayant meublées ce régime à savoir celle de 2003 et celle de 2005.
Même si depuis 1972 la Convention sur la protection du patrimoine culturel et naturel n’a pas été modifiée, il n’en demeure pas moins que des débats sur les concepts et surtout sur les approches ont meublé ce régime. Au niveau des deux principaux principes (authenticité et intégrité), plusieurs discussions ont eu lieu. Nous avons la conférence de Nora avec pour but de clarifier le concept d’authenticité mais aujourd’hui, il est plus qu’évident que ce concept est relatif selon les contextes. Il revient généralement dans les motifs conduisant à l’inscription d’un bien. C’est cette prépondérance de l’authenticité qui a conduit Nathalie Heinich (2009 :256) à parler de l’ « économie de l’authenticité». Il s’agit de cette économie croissante liée à l’exploitation des biens patrimoniaux authentiques.
Cette période est aussi marquée par l’émergence de concepts nouveaux et de nouvelles approches. Entre autres, nous avons le retour du concept de « Landscape». Même s’il n’est pas nouveau, il faut mentionner qu’il est de plus en plus discuté et s’affirme comme une catégorie de patrimoine. Ce concept a donné lieux à l’approche Urban Landscape qui recherche les solutions à la protection du patrimoine en harmonie avec le développement urbain.
Une autre approche c’est le Heritagescape : «the ‘heritagescape’ is a means of investigating qualities of heritage sites that focus on them as material manifestations and particular kinds of places. »(Sorensen et Caman, 2009:8). Autrement dit, cette approche est un moyen permettant d’analyser les sites patrimoniaux en rapport avec l’espace dans lequel ils se trouvent. Ces débats ont eu lieu au moment où les critiques sur l’orientation eurocentrique du patrimoine faisaient la part belle. Ce qui aurait emmené, sur l’impulsion du Japon, à l’adoption en 2003 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.
La Convention de 2003 apporte une différenciation entre les patrimoines matériel et immatériel. Le deuxième est intangible. On entend par « patrimoine culturel immatériel les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel » (Art 2). Elle a donné naissance à la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Déjà en 2014, 2224 pratiques étaient inscrites.
Compte tenu des discours divergents sur le patrimoine, il est évident que ce régime n’a pas encore montré toutes ses faces. La convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles a laissé sous-entendre que la valeur universelle brandi dans la Convention de 1972 est à remettre en cause, car les expressions culturelles étant diverses, les valeurs le sont également.
En conclusion, le patrimoine culturel en tant que Régime est le fruit d’un processus qui a débuté depuis le 18e siècle et qui a évolué jusqu’à nos jours. Les Monarchies d’abord, ensuite les États et après l’Unesco sont les acteurs principaux de cette évolution. On dirait que le patrimoine qui est censé prendre son essence dans les communautés de manière tout à fait naturelle devient une sorte de fabrication. C’est ainsi que l’on ne sera pas surpris de voir d’autres régimes surgir. Car, la notion de Régime est désormais écrite au pluriel compte tenu des différents régimes par lesquels traverse le patrimoine culturel.
Il est évident que l’un des enjeux majeurs sera le recadrage des concepts, des contenus des catégorisations tout comme les méthodes, les approches et même les techniques de sauvegarde du patrimoine immatériel. Aussi, il sera question de définir la ligne de démarcation entre les deux types de patrimoine, car des chercheurs comme Juliette El-Abiad (2012 :106) estiment que les deux sont inséparables.
Au niveau de la recherche, le débat sur les méthodes d’analyse n’est pas prêt à s’arrêter d’autant plus que le patrimoine (immatériel ou matériel), en tant que champ d’étude, est encore en construction: «the field of Heritage Studies is still in its formative stage, and thus lacks a clear overview both of its remit and of its tools.» (Sorensen, 2009: 164).
Au-delà de la recherche, l’industrie du patrimoine est en plein essor. Ce troisième régime démontre à suffisance que le patrimoine est en train de devenir un objet marchand. Les pays comme l’Espagne, la France, l’Egypte, pour ne citer que ceux-ci, investissent de plus en plus dans le domaine du patrimoine. Depuis 2018, le gouvernement égyptien a investi massivement dans l’entretien de ses sites archéologiques et la création des musées. Le troisième Régime est donc celui du “patrimoine business”.
Bibliographie
-EL-Abiad, (2012), Juliette, Le patrimoine culturel immatériel, Paris, p. 106.
-Heinich, Nathalie (2009), La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris.
-Edouard Herriot, (1961), Notes et maxims, Hachette.
Hugo, Victor, (1832), « Guerre aux démolisseurs», Revue des deux mondes, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/guerre-aux-demolisseurs/, consulté le 25 mai 2021.
-Labadi, Sophia, (2013), UNESCO, Cultural Heritage, and Outstanding Universal Value: Value-Based Analyses of the World Heritage and Intangible Cultural Heritage Conventions (Archaeology in Society), New York, Alta Mira Press.
-Prigent, Lionel (2013), « L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, les promesses d’un label ? », Revue internationale et stratégique, No 90, pp. 127 -135.
-Bendix, Regina F et al, (ed.), (2013), Heritage regims and the State, Göttingen, Göttingen University Press.
-Sonkoly, Gabor, (2017), Historical Urban Landscape, Palgrave Macmillan.
-Stig Sorensen, Marie Louise et Carman John, (2009), Heritage Studies, Methods and Approaches, London and New York, Routeledge.
-Montfaucon Bernard de, (1729), Les Monuments de la Monarchie française, (vols. 1-5), Paris.